Le Marquis de Tombelaine

Le Marquis de Tombelaine

Un article de Thierry SENI

Il y a encore quelques temps, les randonneurs qui traversaient la Baie nous questionnaient à propos d’un personnage inscrit dans l’histoire du lieu, « Le Marquis de Tombelaine ». Avait-il vraiment existé et pourquoi ce titre de marquis ? Au pays des légendes, à cheval entre Bretagne et Normandie, il est important de rétablir les faits et évoquer de façon rationnelle ce personnage truculent que l’histoire populaire a transformé en légende vivante. 

Le Marquis de Tombelaine a bien existé !

Né Joseph-Marie Gautier, il avait très rapidement pris le surnom de Jean Le Déluge. Les historiens locaux qui se sont intéressés à lui, notamment Charles Piquois, se gardent bien d’être affirmatifs sur ses origines et les raisons de sa venue au Mont-Saint-Michel. Certains le disaient employé à la construction des digues à l’époque où la poldérisation du secteur débuta. D’autres affirmèrent qu’il avait été prisonnier de droit commun suite à une arrestation pour vagabondage. En cette fin de XIXe siècle et contrairement aux grands centres urbains qui se développaient rapidement avec la révolution industrielle, les campagnes étaient en proie à une grande misère. Particulièrement en Bretagne et en Normandie. La maréchaussée ne faisait pas grand cas des pauvres hères errants sur les chemins et n’hésitait pas à les emprisonner de façon arbitraire. Les enfants étaient placés en orphelinat ou maison de redressement et Joseph-Marie Gautier fut probablement l’un d’eux… La seule certitude sur laquelle nous pouvons nous accorder est que le personnage a effectivement existé et qu’il a bien vécu, pour un temps au moins, au Mont-Saint-Michel. Les nombreux portraits photographiques de lui en attestent encore aujourd’hui.

Le Marquis de Tombelaine

Connu localement pour sa stature imposante et sa façon de, il vivait de la pêche à pied et des pourboires des promenades sur l’estran qu’il proposait aux mondains venus découvrir La Merveille. Si désormais le Mont-Saint-Michel, en partie restauré par Édouard Corroyer attirait, les bourgeois qui le découvraient observaient aussi avec amusement et une certaine appréhension les mœurs des autochtones qu’ils considéraient même parfois comme des sauvages.

Mais alors, d’où lui vient ce surnom de Marquis de Tombelaine ? Il fut nommé ainsi par la presse parisienne à l’occasion d’un article sur ce personnage haut en couleurs, connu pour passer la nuit sur l’îlot de Tombelaine avec ses congénères pêcheurs. Mais c’est la publication pour la première fois en 1889 d’un petit fascicule touristique “ Le Mont Saint-Michel et ses Merveilles, l’abbaye, le musée, la ville, les remparts “ qui va assurer sa gloire durant des décennies en désignant le Marquis de Tombelaine comme auteur des écrits. Rédigé en réalité par le propriétaire du Musée, Amédée Maquaire, négociant parisien en machines à coudre, ce dernier fit l’acquisition des droits d’utilisation du nom « Marquis de Tombelaine » en rémunérant Joseph-Marie Gautier et diffusa largement ses brochures. Elles seront rééditées 41 fois jusqu’en 1935. Une version anglaise verra aussi le jour, elle-même rééditée 35 fois. Dès lors, on en fit un personnage emblématique qu’on se pressait de rencontrer, au même titre que la Mère Poulard.

Les personnages emblématiques de laBaie du Mont Saint Michel

Tout comme cette dernière, le Marquis de Tombelaine bénéficia d’une autre mise en lumière : l’avènement de la carte postale. À la fin du 19e siècle, le studio photo des Frères Neurdein entreprend un vaste travail iconographique sur les lieux de villégiatures prisés par la haute société. Le Mont-Saint-Michel, encensé par les romantiques (dont Victor Hugo), n’échappe pas à la règle. Les frères Neurdein éditent une série de cartes postales et mettent en avant les deux personnages emblématiques du lieu : la Mère Poulard et le Marquis de Tombelaine. Le Marquis pour servir essentiellement les intérêts financiers du propriétaire du Musée qui distribuera les cartes postales Neurdein (estampillées ND.phot). La légende est née !

Un court film « L’enlizé du Mont Saint-Michel » produit par Charles Pathé avec l’acteur Paul Capellani, sort en 1908. L’avènement du cinémathographe est l’occasion de réintroduire et d’actualiser le personnage du Marquis de Tombelaine.

En 1924, Jean-Joseph Renaud publie un ouvrage intitulé « Le Marquis Tragique – À l’ombre du Mont-Saint-Michel- ». Dans ce roman de gare à la fois passionnant et bien écrit, le personnage principal est hanté par des visions du Marquis. L’auteur se laisse aller à une description  fantasmée et haute en couleurs de ses capacités physiques réputées hors normes… Le Marquis de Tombelaine, allias Jean Le Déluge, allias Joseph-Marie Gautier, va passer du statut de légende au rang d’icône…

La légende du Marquis de Tombelaine

Buveur impénitent, on le retrouva pourtant mort, frappé de congestion sur une des digues des polders en 1892 après avoir été surpris par la marée. Sa disparition même, fera l’objet de spéculations et de récits fantasmés : Comme on lui prêtait des qualités de nageur exceptionnel (ne traversait-il pas à la nage l’étendue d’eau qui le séparait du Mont-Saint-Michel par simple envie de champs – Extrait du Marquis Tragique), la légende va retenir qu’il se serait noyé en voulant secourir une personne.

De nos jours, le « Marquis de Tombelaine » n’est plus qu’un lointain souvenir dont seul le nom d’un restaurant sur les falaises de Champeaux évoque encore l’histoire… Il paraît difficile d’imaginer que ce personnage, qui n’était qu’un pauvre bougre à l’identité douteuse, ait marqué à ce point son époque ! Mais n’est-ce pas là l’apanage des contrées parcourues par de nombreux récits et légendes ?…

Le Mont Saint Michel

Article et recherche d’illustration : Thierry SENI (Guide découverte de la Baie)